Le témoignage de deux Ukrainiennes arrivées à Menton ces jours-ci

Irina, sexagénaire, et sa mère, Lubov, 86 ans, racontent comment elles ont fui la ville de Kherson occupée par les forces russes. Six jours de voyage, dont quatre en car quasiment non-stop et dans la peur, en franchissant une dizaine de barrages des forces russes, avant de pouvoir prendre un avion pour Nice, et d’être accueillies et hébergées à Menton par Tatiana, leur fille et petite-fille.

Ce jour-là, intense émotion pour Tatiana : à l’aéroport de Nice, cette jeune Mentonnaise d’origine ukrainienne tombe dans les bras d’Irina et de Lubov, sa mère et sa grand-mère, enfin arrivées en France après six jours de périple pour fuir la ville de Kherson aux mains des troupes russes. Un immense soulagement après des jours d’angoisse pour toutes les trois. « On craignait que ma grand-mère ne survive pas au voyage : elle a 86 ans, elle a du mal à marcher et il fait encore zéro degrés la nuit », explique Tatiana. C’est la première fois que Lubov vient en France et qu’elle voit les enfants de cette dernière, qui sont ses arrières-petits-enfants.

A présent, Tatiana héberge sa mère et sa grand-mère, mais aussi son père, dans un appartement qu’elle et son mari ont dans une résidence sur les collines de Menton. Une situation d’autant plus difficile que sa mère et son père se retrouvent dans le même logement alors qu’ils s’étaient séparés depuis un moment déjà.
Mais la famille de Tatiana s’en sort mieux que bien d’autres Ukrainiens qui n’ont pas pu fuir leur pays en guerre, ou que

Sur la photo : Lubov, 86 ans (au centre), et sa fille Irina (à droite), avec qui elle a fui l’Ukraine : enfin en sécurité chez sa petite-fille Tatiana qui l’entoure avec ses enfants et son père Valerii.                    Photo D’encre et d’Azur
certains de leurs compatriotes exilés. Faute d’argent pour aller jusqu’en Europe de l’Ouest, certains sont par exemple bloqués en Turquie, où l’accueil n’est pas le même qu’en France.

 

Deux mois d’angoisse à Kherson

Arrivé à Menton le 20 février pour découvrir sa dernière petite-fille, Alicia, le troisième enfant de Tatiana, née il y a neuf mois, le père de Tatiana, Valerii, 69 ans, s’est retrouvé bloqué chez sa fille depuis deux mois sans pouvoir rentrer en Ukraine. Le 20 février, la mère de Tatiana, Irina, arrivait de son côté chez sa mère, Lubov, à Kherson, ville de 300000 habitants située à 70 km de la mer Noire, entre Odessa et la Crimée.
« Quatre jour après mon arrivée à Kherson, on a été réveillées très tôt en entendant des bruits de bombardement. On a appris par la télévision que la guerre avait commencé », témoigne Irina.
Pas d’abri
Le deux-pièces de Lubov est au rez-de-chaussée d’un immeuble qui n’a pas de sous-sol où s’abriter. Heureusement, l’immeuble ne sera pas touché, et la ville n’a à ce jour pas subi la dévastation qu’a enduré la ville de Marioupol. Les Russes voulaient prendre Kherson pour son pont qui permet de traverser le Dniepr. Mais aussi pour rouvrir le canal d’adduction d’eau vers la Crimée, que l’Ukraine avait fermé quand la Crimée avait été annexée par Moscou en 2014.
Panique
« Les premiers jours de guerre, c’était la panique. Tout le monde s’est rué dans les magasins pour faire des provisions. Les pharmacies étaient dévalisées, il y avait la queue partout. Les transports ne  fonctionnaient plus » . Les soldats 

russes sont là. Les deux femmes ne sortent plus de leur quartier.
Bâtiments dévalisés, brûlés
Ce n’est que lorsqu’elles pourront enfin quitter Kherson qu’elles s’apercevront qu’une partie de la ville a beaucoup souffert, que des magasins et des bâtiments ont été dévalisés, brûlés…
« J’ai vu des militaires russes près de chez ma mère, dans les bâtiments de nos services de sécurité, qui n’avaient pas eu le temps de détruire des documents. Les soldats arrêtaient des gens chez eux. »
« L’aide humanitaire bloquée »
Puis, « Au bout de quelques jours, des commerces ont commencé à rouvrir. Mais il fallait faire la queue pour tout, durant quatre heures, six heures, sept heures… L’argent n’arrivait qu’une fois par semaine. Il n’y avait plus de viande ni de produits laitiers. De temps en temps, des fermiers venaient vendre leurs produits. Mais l’aide humanitaire était bloquée. Et les Russes ont pillé les champs pour se nourrir et pour alimenter la Crimée » qui souffrait de la sécheresse par manque d’eau.
« Dès le début de la guerre »
, le 24 février, Tatiana a commencé à dire à sa mère au téléphone « qu’il fallait qu’elle parte. Mais elle ne voulait pas, elle avait peur que ce soit trop dangereux, et elle ne voulait pas laisser sa mère seule à Kherson ».
Sur la photo : Lubov  découvre la France et ses arrières-petits-enfants.
                        Cliché D’encre et d’Azur

Mi-avril : Irina se décide à partir avec Lubov

« Quand on a appris les massacres de Boutcha, on a eu peur, beaucoup de gens ont voulu s’enfuir, il y a eu des embouteillages monstres sur les routes » (cliché ci-contre), explique Irina en montrant des photos sur son téléphone portable.
La crainte d’Irina, de Lubov et de leur famille : « Que les forces ukrainiennes reprennent Kherson et que la ville soit détruite ».
Rupture de médicaments
Les médicaments commencent à manquer, alors qu’Irina en a besoin parce qu’elle n’a plus de thyroïde. Irina finit par se décider à partir et à tenter sa chance, avec sa maman 

malgré  son âge et sa santé fragile. Les deux femmes n’ont pas de voiture. La gare a été bombardée.
Par la Crimée… et la Russie
« Un de mes cousins à Kherson est allé acheter des billets de car à une compagnie privée pour ma mère et ma grand-mère » raconte Tatiana : 300 euros par personne pour aller à Tbilissi, en Géorgie, à 1500 km, en passant par la Crimée et une petite partie de la Russie. « C’était la route la plus sûre ».
Une seule valise pour deux
Dès le lendemain 8h, Irina et Lubov prennent un taxi pour rejoindre le point de départ du car, en n’emportant qu’une seule valise pour deux. Les membres de la famille restés à Kherson veilleront sur l’appartement de Lubov autant qu’ils pourront.

Quatre jours en car et une dizaine de barrages

Dans le car, pas de toilettes. « Le chauffeur nous avait demandé de vider nos téléphones pour que les Russes ne tombent pas sur des choses ou sur des adresses qui ne leur plairaient pas, raconte Irina. On stoppait le moins souvent possible. Les arrêts étaient minutés. On dormait dans le car. On a franchi une dizaine de barrages russes. A chaque fois, il fallait payer. Les soldats montaient et il fallait leur montrer nos papiers. Ils faisaient descendre les hommes sur lesquels ils avaient des doutes, mais ils les ont laissé remonter ».

Il a fallu quatre jours au car pour arriver en Géorgie. « Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on s’est senties en sécurité, souffle

Sur la photo : quatre générations réunies à Menton : l’arrière-grand-mère Lubov, la grand-mère Irina et le grand-père Valerii, Tatiana et son mari Daniel, et leurs trois enfants.                                                                         Photo D’encre et d’Azur

Lubov. Les Géorgiens ont été accueillants et très compréhensifs. Mais je n’avais pas de passeport et mes documents d’identité étaient écrits en cyrillique. Air France nous a renvoyées sur l’ambassade ukrainienne en Géorgie, laquelle nous a renvoyées sur l’ambassade française, qui a été très efficace. Dès le lendemain, nous avions un laissez-passer d’un mois ».
Irina et Lubov s’envolent alors de Tbilissi pour Istanbul avec des billets d’avion pour Nice achetés par Tatiana.
En Turquie, Irina et Lubov voient qu’il y a « déjà beaucoup de réfugiés ukrainiens… mais qui ne savaient pas où aller ».
A présent qu’elles sont dans les Alpes-Maritimes, leur priorité est d’obtenir les papiers dont elles ont besoin pour séjourner en France.
« On a de la chance, se réjouit Tatiana. Ma mère et ma grand-mère sont saines et sauves. On a un logement pour les héberger, ainsi que mon père. J’avais un peu d’économies. On ne fait pas trop de projets. On ne sait pas combien de temps la guerre va durer. Je ne pensais pas que ça prendrait cette ampleur ! Mais c’est peut-être la seule chance de l’Ukraine pour sortir des griffes de la Russie. C’est un pays martyr, indépendant depuis vingt ans, et qui veut le rester. »

Accueillir aussi ceux qui sont encore là-bas ou sans toit

Tatiana pense aussi à sa tante et à ses deux cousins. L’un d’eux « n’a pas pu quitter Kherson parce que l’un d’eux s’est fait opérer d’une jambe. L’autre est bloqué dans un hangar en Pologne, à la frontière avec l’Ukraine, avec sa femme et leurs deux enfants, ainsi qu’une autre famille. Il y a déjà pas mal de réfugiés ukrainiens en France. Pourra-t-on les accueillir ici ? Il faut aider tous ceux qui sont encore là-bas. Ils en ont peut-être encore plus besoin que ceux qui sont arrivés les premiers en France. » En espérant que cet appel soit entendu.

Des tirs et une explosion lors d’une manif anti-russe

Irina et Lubov n’ont pas vu elles-mêmes de morts, ni d’exactions. Mais Irina a filmé avec son téléphone portable une manifestation anti-russe le 21 mars avec des drapeaux ukrainiens sur la grande place de Kherson, dans laquelle on entend des détonations. Selon Irina, des civils considérés comme des opposants par les forces russes auraient disparu. D’après des témoignages, au moins onze femmes auraient été violées à Kherson, dont six n’auraient pas survécu. Comme tous les Ukrainiens, Irina évoque surtout les exactions russes dont on parle à Boutcha, Irpin, Borodianka… Les témoignages de disparitions, d’exécutions sommaires, de tortures, de viols de femmes et d’enfants dans plusieurs villes d’Ukraine se multiplient.